La sophistique paranoïaque : éléments de repérage
Dans la lignée de l'ouvrage Danger en protection de l'enfance, collectif auquel j'ai participé avec un article intitulé "Perversion et paranoïa : élément de repérage et diagnostic", voici quelques interventions médiatiques de la codirection d'ouvrage :
Voir l'interview d'Eugénie Izard dans Actu Toulouse
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Lire l'article d'Hélène Romano
L'émission de France Culture est très intéressante, à plus d'un titre, car elle montre comment opère la sophistique paranoïaque, que certains peuvent reprendre à leur compte sans avoir conscience de sa charge et de son dysfonctionnement au regard des règles de la rhétorique.
La paranoïa, qui s'étend en processus à tout le système social en ce moment en France, est une psychose du contrôle, de la persécution mais aussi et surtout, du détournement de la logique. Elle a ainsi été appelée "folie raisonnante" (cf. mon livre à paraître Psychopathologie de la paranoïa, en juillet, chez Armand Colin) par les psychiatres Sérieux et Capgras, au début du XXème siècle.
La pseudo logique paranoïaque relève davantage de la sophistique (argumentation malmenée, fausse, falsifiée, celle de Protagoras, capable de défendre le juste comme l'injuste d'une égale façon, et dénoncée par Socrate) que de la rhétorique. En préambule, le lecteur doit être informé que l'on peut répéter une pseudo logique ou une posture paranoïaque, sans l'être soi-même, selon les processus de contagion délirante qui pénètrent insidieusement dans le collectif, l'institution, le social, voire l'Etat, et qui sont d'autant plus dangereux qu'invisibles, puisque la paranoïa paraît "rationnelle".
Alors, comment repérer la sophistique paranoïaque ? Voici quelques éléments clés.
1 - L'expert improvisé
Tout d'abord, la sophistique paranoïaque s'improvise expert.
Dans cette émission, l'on voit que des intervenants qui ne sont pas psychologues ni psychiatres s'improvisent experts d'une part de l'enfance, d'autre part du traumatisme psychique, et de ce fait, diffusent des théories erronées tant sur le fonctionnement psychique de l'enfant, que sur le fonctionnement du traumatisme psychique.
2 - La contamination du discours par des glissements de sens
De plus, la sophistique paranoïaque contamine le discours en opérant des glissements de sens, ce qui provoque des banalisations de la violence. Ainsi, au sujet d'un "parent incestueux", l'auditeur entendra qu'il sera qualifié de "parent indélicat". L'inceste serait donc le fait d'une indélicatesse ? Ce glissement de sens minimise la violence de l'acte, et le sens est désactivé au sein du langage, au profit d'un absurde qui contient une charge sidérante pour le psychisme.
3 - Prendre l'exception pour la règle, et en faire une norme
Le discours paranoïaque (qui contamine aujourd'hui le corps social français chaque jour un peu plus, au point d'inquiéter très sérieusement ceux qui ne sont pas encore endormis ou broyés) prend toujours l'exception pour la règle, et l'annonce comme telle. Il en est ainsi de l'exemple concernant la suspension des enseignants mis en cause dans des affaires de dénonciation de crime sexuel. Or, une exception ou des cas particuliers ne peuvent inférer une règle, une coutume ou une norme.
4 - L'abrasion des différences
De plus, cette sophistique paranoïaque abrase toute différence et rend équivalent ce qui ne l'est pas, assimilant la violence sexuelle sur l'enfant à d'autres type d'infractions, comme des vols, ce qui n'a rien à voir, ni en termes d'actes délictueux, ni bien sûr, en termes de gravité, et de blessure psychique. Ce faisant, l'ampleur du traumatisme est niée, et la dimension sexuelle de l'infraction l'est tout autant, dans sa dimension réelle mais aussi symbolique, puisque, rappelons-le, la civilisation commence avec la pudeur de l'intime, ce que le philosophe Hegel nous incitait à ne surtout pas négliger. Voler un sac ce n'est donc pas équivalent à violer un sexe et effracter l'intime d'un enfant. De même, la parole de l'enfant est rendu équivalente à celle de l'adulte, comme si enfant et adulte étaient les mêmes ! Or l'enfant est totalement vulnérable face au monde de l'adulte, il n'a pas les ressources intellectuelles, psychiques, émotionnelles, pour faire face à la violence du monde adulte, et n'en connaît pas les codes. Il est entièrement dépendant de la protection ou, au contraire, de son exposition par l'adulte. Ceci n'est ni plus ni moins qu'un déni de la vulnérabilité de l'enfant.
5 - Le déni de la vie psychique et de l'identité sexuée
La paranoïa, dans ses mécanismes et ses processus, dénie toute vie psychique, et réduit l'humain à une somme de comportements interprétables et suspicieux.
Dans cette interview, seule Hélène Romano est habilitée à parler du traumatisme psychique, en tant que psychologue clinicienne, et docteure en psychopathologie. D'ailleurs, tous les autres propos ne retranscrivent pas ce qu'est la mémoire traumatique, et la traite comme si c'était un adulte qui racontait son histoire passée, qu'il a bien pu recréer au passage, allez savoir... Lorsqu'Hélène Romano indique que c'est l'enfant qui parle au travers de l'adulte, elle indique, à juste titre, que la mémoire traumatique est une mémoire congelée. Elle n'est pas un fantasme. Elle se fige en des images synthétisant l'ensemble des détails, qu'il convient de travailler pour dérouler ce qui s'est passé, pour réintroduire les connexions mnésiques, décongeler les images chocs que la personne traumatisée a imprimées en mémoire et ce, d'autant plus violemment qu'elle était enfant. Donc oui, 40 ans après peut surgir, avec la même charge émotionnelle, dans une actualité presque sidérante, l'évocation d'un viol ou d'une agression sexuelle. Il n'y a pas eu de fantasme, car la mémoire traumatique ne fonctionne pas par fantasme, et le choc émotionnel véhiculé est aussi intense que si la personne venait de vivre l'agression.
Alors, pourquoi devrait-on prendre plus de précautions que pour d'autres types d'infractions ?
Parce que c'est l'infraction la plus grave, et non, des coups n'ont absolument pas le même impact psychique ni traumatique parce que dans le viol, il s'agit de priver d'intime l'autre. D'ailleurs, si l'on s'en réfère aux violences conjugales, les coups sont souvent assortis de viols et d'humiliations sexuelles. L'agression sexuelle et le viol diffèrent en essence des autres types d'infractions. Nier cela équivaut à nier le rôle de l'identité sexuée, d'une part dans notre rapport intime et la pudeur à l'autre, d'autre part, dans ce qu'elle opère de structuration psychique (mais aujourd'hui, du fait de la sophistique paranoïaque, cette dénégation est idéologiquement perfusée dans l'opinion publique en France). La sophistique paranoïaque dénie l'altérité fondamentale et structurelle des sexes, et le droit à l'intime.
6 - L'inversion des rôles
La sophistique paranoïaque inverse les rôles : ainsi la victime est présumée coupable, et le coupable est présumé innocent. La victime doit se justifier. Pire, l'on peut entendre dans l'émission qu'il n'y a "aucun moyen de savoir" si c'est vrai ou non.
Mais quelle profonde méconnaissance de la mémoire traumatique !
De même, lorsqu'Hélène Romano parle de 'l"écoute transitionnelle et réflexive", elle se voit rétorquer qu'on "ne sait pas si l'écoute peut être réparatrice", ce qui est, là encore, une manière sophistique de supprimer le sens de ce qui est dit. "L'écoute transitionnelle et réflexive" est évidemment réparatrice, mais l'écoute seule ne sert : à rien.
7 - Le vocabulaire perverti
Le discours paranoïaque pervertit le sens des termes. C'est ainsi que l’auditeur pourra entendre qu’il y a « abus sexuel et abus sexuel », une grande différence entre « quelqu’un qui vous met la main sur l’épaule », et « quelqu’un qui va plus loin ». Ce type de propos est extrêmement grave, puisque d'abord, mettre la main sur l'épaule ne relève pas de la transgression sexuelle (et cette comparaison introduit de la confusion chez l'auditeur), et non, il n’y a pas « deux poids deux mesures », il y a une transgression sexuelle, dont les dégâts psychiques sont majeurs.
Comprendre cette transgression nécessite de la compétence théorique en psychopathologie, ce qui n’est que très rarement le cas des soi disant professionnels interviewés sur ce type de sujets extrêmement sérieux, dont l’avenir de la société dépend.
Une transgression sexuelle sur mineur est une bombe à retardement, crée des effets dissociatifs extrêmement puissants.
8 - La réécriture de l'histoire et de l'étymologie
La sophistique paranoïaque (et pour ceux que ce thème intéresse, je les renvoie au chapitre intégralement consacré à la manipulation paranoïaque du discours dans mon livre Psychopathologie de la paranoïa, que vous pouvez précommander ici) modifie également à sa guise l'histoire et l'étymologie pour les tordre et les aménager selon "sa" vérité (du moment).
Par exemple, elle crée ses propres étymologies, comme dans "l'aliénation parentale", où "aliénation" est renvoyée à une étymologie fantaisiste "d'absence de lien" avec un "a" privatif, ou de signification de "rendre étranger", "éloigner". Pour remettre un peu d'ordre dans cette perversion du discours, cette fascination paranoïaque du discours tordu, je rappellerai qu'aliéner vient du latin "alienus", lequel tire sa racine d'"alius" (autre). Donc littéralement, être aliéné, c'est être "autre que soi-même", appartenir à un autre. Lorsque l'on devient autre que soi-même, l'on peut devenir fou (mais pas nécessairement), d'où l'une des significations du terme "aliénation" en psychiatrie.
Cette réécriture des étymologies est généralement l'un des sports préférés des profils paranoïaques, et en tant que latiniste, il me paraît indispensable de respecter et de garantir l'autorité de la langue. Car lorsque l'autorité de la langue dévie, tout devient permis car plus rien n'a de sens.
C'est bien le principe de la novlangue paranoïaque.
Dans cette interview, seule Hélène Romano est habilitée à se dire « experte de l’enfance maltraitée ».
Pourtant, elle ne le dira pas, et l'auditeur pourra entendre des commentaires sur les charges traumatiques, estimées parfois "plus graves" dans des violences physiques que dans des agressions sexuelles, de la part de professionnels n'ayant ni la compétence ni le pouvoir de diagnostiquer du traumatisme.
Sur quelle base, à partir de quel repérage clinique ces traumatismes sont-ils évalués ?
Faut-il rappeler que ce n’est pas parce que l’on exerce autour du secteur de la protection de l’enfance que l’on est expert, mais parce que l’on maîtrise parfaitement son sujet, et ici, par une solide formation clinique, psychopathologique et une expérience de la thérapie des traumatismes infantiles et adultes ?
Cette sophistique paranoïaque, elle se rencontre chaque jour un peu plus en France.
Elle est le symptôme d'une contamination paranoïaque des discours, l'un des symptômes de plus d'une France particulièrement malade.
Or la paranoïa mène à la guerre et à la destruction.
Alors, j’aimerais rappeler pourquoi l’enfant se tait face à l’adulte, et pourquoi parfois certains enfants parlent.
L’enfant se tait face à l’adulte car suite à la transgression sexuelle, il se recroqueville sous la sidération, la honte et la culpabilité qu'il ressent, car toutes les victimes de transgression sexuelle éprouvent intimiment ce sentiment de souillure, de salissure.
Il se tait face à l’adulte car il n’a plus confiance dans le monde adulte, et il faut le reconnaître : n’a-t-il pas raison ?
L’enfant qui parle le fait toujours parce qu’il a, quelque part, le soutien d’un adulte protecteur.
Ce type d’adultes est aujourd’hui persécuté en France, y compris chez les professionnels, et notamment ceux qui ont le courage de signaler et de défendre les enfants violentés sexuellement.
Lorsque les victimes de violences sont adultes, par exemple des personnes harcelées dans l'entreprise (et donc, traumatisées, puisque le harcèlement est du ressort de la privation d'intime), elles se retrouvent aux prises avec les mêmes problématiques institutionnelles. Sauf que des adultes ont toujours plus de moyens de se défendre que des enfants.
La logique institutionnelle (qu'il s'agisse de la Justice, des services sociaux, des institutions médicales, de l'Education Nationale, de l'entreprise etc.), lorsqu'elle est contaminée par la paranoïa (et tous les processus pervers que la paranoïa comprend) est d'étouffer à la racine ceux par qui le scandale arrive, à savoir ici l'enfant qui parle, et l'adulte qui soutient sa parole.
La contamination paranoïaque du discours ne s'arrête pas aux portes d'une institution, elle contamine tout le corps social petit à petit de sa folie raisonnante et de son délire interprétatif.
Et le corps social en vient à soutenir l'agresseur et à faire taire la victime, se rendant ainsi complice, souvent sans le savoir, de nombreux suicides de victimes et de l'impunité de l'agresseur.
Notre société française collabore maintenant, sous ce genre de discours, à protéger l’adulte, à s’assurer du silence de l’enfance, de la chasse aux sorcières des professionnels qui savent de quoi ils parlent, comment fonctionne la mémoire traumatique, et savent distinguer une contagion délirante d’un parent sur l’enfant (cas extrêmement rare) d’une situation d’enfant traumatisé sexuellement.
Cette même société s'enfonce toute entière dans un fonctionnement paranoïaque qui se décrypte aussi très nettement au travers de l'intrusion dans l'intime (le droit à la vie privée n'est pas une liberté, a-t-on pu entendre, lors d'un débat public en avril à l'Assemblée Nationale...), de l'augmentation des processus de contrôle, de flicage et de désubjectivation dans des grandes entreprises, de l'augmentation des violences policières, de la désignation d'un ennemi extérieur et intérieur, de la division du corps social, de l'interdit de penser, et du musèlement progressif du peuple qui n'est plus entendu dans ses revendications.
Ainsi, le statut de l'enfant, sa protection et sa reconnaissance sont directement liés à un état politique.
L'enfance broyée, lorsqu'elle ne devient plus une exception, mais un résultat récurrent des institutions, est le signe très net d'une nouvelle forme de totalitarisme, dont chacun se demandera jusqu'où il peut être intentionnellement créé par le politique.
Revenons à la sagesse antique d'Hippocrate, au « primum, non nocere ».
D’abord, ne pas nuire !
L’enfant doit-il s’adapter à la justice des adultes ? Répondre par l’affirmative, c’est, encore une fois, dénier ce qu’est l’enfant.
Une société qui expose ses enfants et ne les protège plus des transgressions sexuelles est une société qui a achevé sa longue descente vers la décadence et s'enfonce dans le chaos.
Et protéger les enfants, c’est leur garantir une autorité, une éducation ferme et juste, qui inclut une protection bienveillante et une progression vers l'autonomie (cf. mon ouvrage L'autorité. Psychologie & Psychopathologie, Armand Colin, 2016).
Ariane Bilheran, normalienne, écrivain, psychologue clinicienne, docteure en psychopathologie.